LE VOYAGE A PARIS

Une femme monte dans un train pour Paris.
Elle pose son bagage à côté d’elle et elle s’assied.
Elle va voir son frère.
Elle est toute petite et se tient droite sur la banquette.
Comme toujours, son temps sera compté, ses dépenses réduites.
Elle ira visiter son parent et aux environs de vingt heures regagnera Bruxelles.

Elle examine ses mains inutiles, le verni écaillé des ongles. Une heure et demie
sans rien faire. Remords.

Le train quitte la gare du Midi.
Elle ne dort ni ne lit.
Dans le vide, son esprit vagabonde.
Elle passe en revue la journée d’hier et ce qui lui est arrivé.

Elle a couru les soldes dans les environs de la Bourse, pour vêtir les enfants.
La pluie s’est mise à tomber en rafales. Son manteau commençait à prendre l’eau.
Ella a poussé la porte d’un endroit qu’elle ne connaissait pas.
Il était blanc, vaste, reposant, habité d’espaces différents.
Elle était seule en présence d’une vendeuse. Mais était-ce une vendeuse? Etait-ce un magasin?
Etait-ce ce qu’on appelle un musée?
Il y avait des statues partout, des corps de pierre noire recroquevillés, déformés ou
mutilés mais étrangement présents, comme de chair et de sang.

La gardienne du lieu la débarrassa du parapluie dégoulinant et l’invita à parcourir la
salle et la galerie du premier étage.

C’était un endroit où il était permis de regarder sans rien acheter.
Après un long détour parmi les êtres de pierre, elle s’engagea dans l’escalier,
grimpa les marches de la mezzanine, le cœur battant, mue par une curiosité
empreinte de gène.

C’est alors qu’elle découvrit une forêt de silhouettes étirées, acérées comme de
hautes flammes. On aurait dit que tous ces personnages murmuraient et
gémissaient entre eux.

L’ensemble lui fit en effet fascinant et un peu angoissant.
Voilà des objets qui ne servaient à rien et qui disaient quelque chose de cette
angoisse justement, de cette fragilité en elle que le balancement ferroviaire réveille
maintenant.

Elle passe son existence en revue.
Le Cambodge. Les sévices et la peur. Les camps? Médecins sans frontières.
La fuite à deux. Oui, ils étaient deux à sortir de l’enfer. Le refuge en Belgique.

Vingt ans de labeur sans répit, tous les jours de la semaine. En clandestins dans la
couture, puis dans la boulangerie. Et toujours les ménages pour compléter.
Naturalisation. La petite maison est payée. Les enfants réussissent des études.
Fierté.

Mais jamais, pendant ces vingt ans, elle n’a pensé à acquérir un objet qui ne sert à
rient, encore moins à l’installer chez soi pour décorer ou pour le contempler à loisir.

Dangereux voyage! Virage. La voilà qui rêve maintenant.
La guide de cet espèce de musée parlait de «sculpture de carton et de bois».
Cette chose si étonnante, c’est comme si Kim l’avait emportée avec elle, magnifique
écho de sa douleur.

Paris-Nord.
Elle descend, le nez en l’air, charmée par la verrière.
En ville, son itinéraire s’embrouille.
Elle ne prend pas le métro pour «Belleville». C’est à «Champs de Mars-Tour Eiffel»
qu’elle émerge du sous-sol, éblouie par l’édifice brillant dans la lumière.

Son regard a changé. Elle le sent.
«Elégance» est le mot inhabituel qui lui vient aux lèvres.

Elle arpente le quai Branly, traverse le Pont de l’Alma, découvrant les célèbres
Zouaves à ses pieds, comme si elle passait là pour la première fois.

Elle prend un bus qui remonte l’avenue Montaigne pour déboucher sur les Champs-
Elysées. Et là, elle met le cap sur les grands boulevards, flâne entre les terrasses,
sirote un café à l’une d’entre elles, s’amuse des passants, de la coquetterie
audacieuse des femmes.

Plus tard, dans une brasserie, elle commande un plat du jour sans
accompagnement.

A quinze heures, elle rejoint le petit appartement du boulevard de la Villette, où sa
belle-sœur l’accueille, un peu étonnée du retardes de la brièveté de la visite.

Pour toute explication Kim dit: «Il faut me pardonner Sou-Chheng, il faisait si beau
à Paris aujourd’hui.»

 

Nicole Farber-Muls, récit en souvenir de la visite rendue à l'exposition "Présences" (sculptures des artistes Thérèse Chotteau, Michel Favre, Jean Fontaine, Haïm Kern et Liz Gehrer) dans la Galerie 2016 & Mira à Bruxelles fin 2001.

Nicole Farber-Muls habite à Bruxelles. Elle est membre d'une atelier d'écriture. Nicole Farber-Muls est lauréate du prix Arts et Lettres de France.